Un jour est née la louveterie

L’histoire commence sous le règne de Charlemagne, fils aîné de Pépin le Bref et de Bertrade de Laon, dite Berthe au Grand Pied car elle avait un pied plus grand que l’autre.
Charles Ier dit le Grand monarque guerrier, roi des francs, roi des lombards, prince législateur, avait le génie de l’organisation et du gouvernement. Il était maître de la Gaule, de l’Allemagne, d’une partie de l’Espagne et de l’Italie. Il se faisait appeler Pater Europae, le père de l’Europe.
Dès le IXème siècle, Charlemagne créa le Corps de la Louveterie, une institution chargée exclusivement d’ « éradiquer » les nuisibles, et en particulier le loup, « le plus nuisible de tous » par tous les moyens disponibles à l’époque.
C’est également sous Charlemagne qu’apparaissent les premiers fonctionnaires chargés de la surveillance du domaine forestier royal et les gardes forestiers, les « forestarii ».

La vie au haut Moyen Âge

La forêt : elle est considérée comme sans limites vers le nord-est, souvent décrite comme sombre, immense et terrifiante même si depuis les mérovingiens, elle est régulièrement défrichée et conquise par la vie rurale. A l’échelon de la France actuelle, elle couvrait encore 60% du pays (25 à 30 millions d’hectares), soit près de deux fois la couverture forestière actuelle.

A l’époque du Haut Moyen Age, la population est presque exclusivement rurale et peu importante : le royaume franc, correspondant à peu près à la France d’aujourd’hui dans l’empire de Charlemagne, compte 8 à 9 millions d’habitants ; l’Europe (avec les territoires de l’ex URSS !) ne comportait que 40 millions d’habitants environ pour plus de 730 millions aujourd’hui. Il n’y aurait eu que moins de 300 millions d’habitants sur la terre à l’époque.
Le peuple carolingien est essentiellement agriculteur. La forêt est un espace de cueillette qui fournit les champignons, racines, faînes, châtaignes, alises, prunelles,... Elle est lieu de production de combustible et de matériau de construction. Les paysans prennent du bois pour se chauffer, pour bâtir et clore, pour fabriquer des objets et des outils.

Les déboisements réguliers se font un peu de façon anarchique autour des villages qui veulent assurer leur subsistance et la forêt devient une annexe des champs: la forêt proche est ainsi fréquentée par les troupeaux…mais aussi par les marginaux et les hors-la-loi pendant les périodes de troubles. Tous ceux qui sont en dehors des normes des villes et châteaux, ceux qui sont en marge des règles, qui veulent échapper à tout contrôle social ou religieux, les lépreux, les bannis, les proscrits, les voleurs se retrouvent en forêt. La forêt est souvent hostile et synonyme de danger.
La forêt profonde est aussi territoire de chasse : les sangliers et cervidés foisonnent. On chasse aussi l’auroch, l’ours, le lynx (le loup-cervier) et les loups si nombreux à l’époque. Les animaux sont traqués pour leur viande, pour le danger qu’ils représentent, pour leur fourrure (hermines, martres, écureuils, bièvres ou castors), pour le cuir destiné aux tanneries.

Mythe du loup

Au Moyen Age, le premier ennemi de l’homme, celui qui l’empêche d’exercer sa domination de la nature, d’élever ses animaux domestiques, c’est le loup, qualifié de fourbe, cruel et diabolique ; c’est l’époque où l’Eglise catholique le compare au diable ou au compagnon du Malin et prend facilement pour symbole sa douce victime, l’agneau pascal.

La crainte qu’il inspirait dans les campagnes fut à l’origine de légendes et récits qui traversèrent les siècles. On lui reprochait de dévorer les troupeaux, de s’attaquer aux hommes. Son hurlement suscitait l’effroi. La grande peur du loup, mangeur d’enfants et de grand-mères : nous avons tous espéré qu’il n’arrive rien au petit chaperon rouge !
Où est la vérité ? Le loup est en fait assez peureux et n’a pu s’attaquer aux humains que dans des circonstances bien particulières. Certes, le loup menacé peut attaquer pour se défendre ; le loup affamé par l’absence de proies sauvages, d’animaux domestiques à capturer peut exceptionnellement s’attaquer à des enfants, des humains blessés. La rage enfin, omniprésente, peut modifier le comportement de l’animal, le rendre téméraire et agressif et les souffrances endurées avant la mort par les victimes mordues par des animaux enragés ont expliqué la lutte sans merci de l’homme contre le loup, vecteur potentiel du virus rabique.

Le moyen-âge est marqué par le récit de calamités, climat rigoureux, famines, épidémies: les loups auraient été attirés par les nombreux cadavres sans sépultures.
Et en même temps les guerriers enviaient au loup sa puissance, son adresse, sa ruse, sa force, son courage, son intelligence, sa patience, sa hardiesse !

Charlemagne s’organise

Charlemagne n’avait pas à proprement parler de budget d’état mais bénéficiait de revenus personnels considérables provenant principalement de ses « villas » royales, des domaines ruraux qui pouvaient se transformer en riche demeure de villégiature, héritage des belles villas gallo-romaines. Charlemagne détenait le plus vaste patrimoine de tout l’empire. Il possédait dans l’ancienne Francie, en Saxe, en Bavière, en Italie,… des milliers de villas dont certaines dépassaient les 30000 hectares.

La villa carolingienne typique est entourée d’un portique en galerie couverte donnant sur une cour intérieure avec une habitation de maître dominée par une tour de défense, des habitations pour les serviteurs et de nombreux bâtiments d’exploitation. Certaines avaient les dimensions d’un palais avant tout pour magnifier le statut social et économique de son propriétaire. La villa se trouvait le plus souvent sur une hauteur dans une région fertile ; elle comportait des terres labourables, des pacages, des étangs, des bois et forêts, parfois des gisements miniers, des salines et des ateliers (forgerons, cordonniers, tanneurs, boulangers, fabricants de cervoise, de cidre, de savon). De nombreuses villas sont à l’origine de villages, voire de villes actuelles.
Charlemagne apportait le plus grand soin à la gestion de ses villas; c’est ainsi qu’il promulgua aux environs de l’an 800 le capitulaire « de Villis » qui en 70 articles fixait les règles de gestion et définissait les obligations des intendants (les judices). Toutes les activités de la villa étaient concernées et les intendants devaient fournir généralement pour Noël les inventaires, états du domaine et justifier de leurs activités.

Charlemagne dont le rêve est de reconstituer l’Empire romain d’occident sur le modèle de l’empire de Byzance possède une cour, une administration et une alliance étroite avec l’Eglise. L’unité de l’empire repose sur la mise en place d’une structure administrative hiérarchisée ; le centre du gouvernement est le « palais », résidence de l’empereur. Les cadres locaux de l’administration sont les « comtés » dirigés par les comtes et aux frontières de l’empire se trouvent les « marches ». Dans chaque cité, l’évêque et le comte collaborent…et se surveillent. Ils sont contrôlés dans les territoires frontaliers des « marches » par un marquis qui a autorité sur les comtés de la province et sur les autres territoires par des envoyés, les « missi dominici », de hauts commissaires qui rayonnent à partir d’Aix-la-Chapelle, la capitale de l’Empire où s’installe Charlemagne dès 792. Les missi dominici sont chargés de visiter chaque année toutes les provinces de l’empire, de contrôler les intendants et de faire respecter partout le pouvoir central selon les capitulaires. L’élite de ces fonctionnaires est formée dans la fameuse école palatine d’Aix-la-Chapelle.

Charlemagne favorisera également une renaissance culturelle en attirant les savants et lettrés étrangers et en décidant de l’ouverture d’écoles dans tous les évêchés et monastères ; quant à lui, il n’apprit à écrire qu’à la fin de sa vie.

Les capitulaires

La législation carolingienne a sa source dans les lois et dans les capitulaires.
La loi, née de la coutume, consacrée par l’usage était personnelle à chaque nationalité : elle concernait le droit privé et la procédure. La loi des Burgondes règlementait ainsi les utilisateurs de la forêt, et la capture des loups.
D’intérêt privé, la loi restait l’œuvre du peuple dans sa formation et ses modifications. Les capitulaires, dispositions de droit public, émanaient, eux, de l’initiative du souverain ; ils sont en majorité réglementaires : autrement dit, ils définissent et précisent des lois préexistantes : on peut les assimiler aux arrêtés d’application actuels voire à des notes d’instruction ministérielles.

Le capitulaire est donc un acte « législatif » de l’époque carolingienne ; il est divisé en petits chapitres nommés capitula, d’où le nom de capitulaire. Les capitulaires présentaient une extraordinaire variété ; ils traitaient aussi bien de l’ordre public, des mesures à prendre contre la disette, du service militaire, de la justice, des devoirs des prêtres qui ne devaient pas fréquenter les cabarets et ne pas s’adonner au jeu, etc… Les premiers capitulaires sont rencontrés dès 754 sous le règne de Pépin III le Bref (751-758) ; les derniers au décès accidentel de Carloman II en 884 . Parmi les capitulaires importants publiés sous Charlemagne, il faut citer :

  • en 782, le Capitulaire De partibus Saxoniae
  • en 789, le Capitulaire Admonitio generalis
  • vers 800, le Capitulaire De Villis comportant 70 articles : il fixait les règles de la gestion agricole et définissait les obligations des intendants des villas (domaines agricoles). Il est particulièrement homogène et complet, traitant du temps des semailles, de la fabrication du vinaigre, de l’hydromel, de la moutarde, des arbres à planter, …et de la capture des loups.

Capitulare de Villis Karaoli Magni

§LXIX – de lupis omni tempore nobis annuntient quantos unusquisque comprehenderit, et ipsas pelles nobis praesentare faciant. Et in mense maio illos lupellos perquirant et comprehendant tam cum pulvere et hamis quam cum fossis et canibus.

Au sujet des villas de Charlemagne

§LXIX – de tous les temps, on doit nous renseigner au sujet des loups, le nombre capturé et nous montrer leurs peaux. Et en mars, on doit rechercher et capturer les louveteaux aussi bien avec de la poudre et des crochets qu’avec des fossés et des chiens.

La création de la louveterie

C’est le capitulaire de 813 qui enfin créa les luparii, les louvetiers.

Capitulare secundum anni DCCCXIII

Cap. VIII - Ut Vicarii luparios habeant

Ut vicarii luparios habeant unusquique in suo ministerio duos. Et ipsi de hoste pergendi et de placito Comitis vel Vicarii ne custodiat, nisi clamor supereum veniat. Et ipsi vertare studeant de hoc ut perfetum exinde habeant et ipsae pelles luporum ad nostrum opus dentur. Et unus quisque de illis qui in illo ministerio placitum custodiunt, detur eis modium de annona.

Deuxième capitulaire de l’an 813

Chapitre VIII – Au sujet des propriétaires ruraux qui possèdent des chasseurs de loups (louvetiers)

Les propriétaires ruraux doivent avoir dans leur « ministère » deux chasseurs de loups (louvetiers).Et qu’ils ne s’occupent pas eux-mêmes du passage de l’ennemi ou du décret du Comte ou du propriétaire foncier s’ils ne reçoivent pas d’ordre à ce sujet. Et qu’ils doivent réfléchir à ce sujet qu’à l’avenir ils doivent avoir une ordonnance et que les peaux de loups soient remises à notre ministère. Et qu’à chacun qui dans ce ministère surveille la décision, soit donnée un « modus » (mesure romaine de volume) de la récolte de grains.

Les louveteries étaient les groupes d’hommes armés affectés principalement à la chasse du loup qu’ils tuaient par tous les moyens : pièges, poisons, armes blanches, armes de trait, chiens courants, capture dans la tanière et mise à mort des louveteaux, etc...
L’utilisation de chiens courants, les chasses au cours desquelles on forçait le gibier étaient de tradition chez les gallo-romains qui avaient de véritables équipages. Ils ne poussaient plus le gibier vers les filets pour l’achever à l’épieu mais pratiquaient une chasse fine et sportive entourés de molosses, mâtins et autres lévriers.
Charlemagne qui aimait pourtant la chasse et les chevaux, était comme les peuples d’Outre-Rhin peu attiré par la chasse à courre trop compliquée à son goût. Il préférait les combats corps à corps avec les ours et les aurochs dont on dévorait les chairs rôties sur place.

Charlemagne a créé le corps des louvetiers qui au cours des siècles et jusqu’aujourd’hui, s’est structuré, a su s’adapter à ses nouvelles missions.
Il y eut des sergents et capitaines de louveterie, il y eut un grand louvetier.
Par ordonnance du 20 août 1814, sous la restauration, les louvetiers sont officiellement devenus Lieutenants de louveterie. Le lieutenant (du latin locum tenens), est le tenant du lieu ou le tenant lieu de, c’est-à-dire celui qui est chargé par délégation d’une responsabilité de chef, celui qui seconde et remplace le chef. C’est avec la même signification que sous l’ancien régime, le Lieutenant général du royaume était désigné par le roi pour exercer temporairement le pouvoir à sa place. Les Lieutenants de Louveterie sont aujourd’hui des agents bénévoles de l’Etat, ayant une mission de service public. Désormais, ils veillent à maintenir dans nos plaines, nos forêts, nos montagnes, nos zones humides, une vie animale compatible avec les activités humaines, avec la santé publique, l’agriculture et la sylviculture.

Le 28 janvier 814 après avoir lui-même couronné empereur son fils Louis Ier le Pieux , Charlemagne meurt de pleurésie à Aix-la-Chapelle.
Charlemagne avait restauré la monarchie franque en rétablissant l’unité et la centralisation ; il a eu le grand mérite de mettre de l’ordre dans l’administration de ses conquêtes et de les tirer de l’anarchie amenée par les invasions barbares. Il avait réussi à étendre sa domination sur la plus grande partie de l’Europe occidentale et à reconstituer un nouvel empire romain. Ces grands résultats, on le sait, furent éphémères : l’empire carolingien fut vite démembré et ses débris formèrent la France, l’Allemagne et l’Italie. Beaucoup d’institutions administratives et politiques périclitèrent ; le capitulaire de 813 continuera pourtant à être appliqué pendant tout le moyen-âge.
Et la louveterie, près de 1200 ans plus tard est toujours là.

Bernard Collin
Président de l’Association nationale des Lieutenants de Louveterie de France




L’auteur adresse ses remerciements au Dr Gaston Detournay et à Mr Clément Groeninckx qui ont apporté leur contribution à la traduction des textes latins des Capitulaires de Charlemagne et qui restent à l’écoute de toute observation sur l’interprétation qu’ils en ont faite.